La nuit des crayons - opération de répression à La Plata

29/03/2022

- La naissance de la dictature -

La dernière dictature argentine débute avec un coup d'État le 24 mars 1976 dirigé par le commandant en chef de l'armée de terre Jorge Rafael Videla, l'amiral Emilio Eduardo Massera ainsi que le général de l'aviation militaire argentine Orlando Ramón Agosti. Ils renversent le pouvoir, destituent la présidente Isabel Martínez de Perón présente à la tête du pays depuis 1974, mais l'économie du pays est déjà au bord de la faillite depuis un certain temps. La Grande Dépression a entraîné le pays vers le bas, le commerce connait une baisse fulgurante et le système politique est hautement corrompu.

Pensant que le problème viendrait directement du gouvernement et qu'il est essentiel d'empêcher le communisme international de s'étendre au sein du pays, Jorge Rafael Videla prend l'initiative de dissoudre le Parlement, remplace la Cour suprême et confie les pouvoirs législatifs à une commission composée de militaires. Au même moment, il interdit des syndicats, un peu moins de dix partis politiques, et place des officiers à chaque poste clé de son gouvernement pour renforcer son contrôle. La liberté de la presse n'échappe pas au nouveau président puisqu'elle est aussitôt encadrée ; les livres, magazines et programmes de télévision censurés. Les sanctions appliquées aux opposants politiques deviennent bien plus virulentes et le droit de grève est formellement suspendu.


- Des détentions illégales et des disparitions en hausse -

Ce nouveau mode de fonctionnement permet à Jorge Rafael Videla d'instaurer et de mettre en place ce qu'il nomme « l'anéantissement de la subversion. » La société étant déjà divisée entre les mouvements politiques de guérilla de la gauche et de la droite qui deviennent de plus en plus violents dans leur lutte, Jorge Rafael Videla souhaite ardemment lutter contre l'opposition de gauche (les Montoneros qui se trouve être une organisation politico-militaire, et l'ERP (Ejército Revolucionario del Pueblo) qui est l'armée révolutionnaire du peuple). Les militaires ont l'ordre d'employer « tous les moyens disponibles » pour en venir à bout. Toute manifestation est ainsi brutalement réprimée et tout opposant civil, peu importe sa profession (prêtre, enseignant, artiste, journaliste, politicien, syndicaliste, etc.) subit les foudres des forces militaires.

Les disparitions s'enchaînent et explosent, tout comme les emprisonnements sans procès et les détentions dans des camps de concentration. La police argentine se bat sur tous les fronts, s'engage dans une « guerre sale » et tout est mis en œuvre pour que chaque opposant politique soit traqué, retrouvé, enlevé, torturé ainsi qu'emprisonné. Et même si certains ont la chance de ressortir vivants des camps mais violemment traumatisés, d'autres y perdent la vie et leur cadavre ne sera jamais retrouvé.

- La nuit des crayons -

Dès la nuit du 16 septembre 1976, des membres du Bataillon 601 des services de l'Intelligence (des services de renseignement de l'armée argentine) assistés par la police de la province pénètrent chez dix étudiants situés dans la ville de La Plata, près de la capitale de Buenos Aires. Alors qu'ils n'ont qu'entre 16 et 18 ans, les jeunes sont encagoulés et enlevés de force de leur domicile sous les yeux de leur famille.

Ces étudiants des Beaux-Arts, pour la plupart encore mineurs, sont la bête noire du gouvernement. En effet, ils faisaient partie de l'Union des Étudiants du Secondaire (U.E.S., un groupe lié au péronisme de gauche) avant d'être dissoute pendant la dictature, mais certains d'entre eux organisent également certaines manifestations dans le but de réclamer au Ministère des Travaux Publics le retour du « boleto estudiantil » qui avait été obtenu en 1975 mais suspendu en août 1976.


- Des étudiants torturés -

Le « boleto estudiantil », ou le « ticket étudiant » permet aux étudiants d'obtenir une réduction lorsqu'ils utilisent les bus entre Buenos Aires et La Plata, voire même de bénéficier de la totale gratuité des transports. Et bien que les élèves manifestent sans armes ni violence pour le retour de ce ticket, le gouvernement profite ardemment de cette révolte pacifique pour repérer les organisateurs ainsi que leaders du groupe afin d'orchestrer leur futur enlèvement.

Parmi les dix étudiants de « La nuit des crayons » qui sont enlevés, séquestrés et torturés, seulement quatre finissent par être libérés : Gustavo Calotti, Pablo Díaz, Patricia Miranda et Emilce Moler. Les six autres : Claudio de Acha, Maria Clara Ciocchini, María Claudia Falcone, Francisco López Muntaner, Daniel Alberto Racero et Horacio Ungaro sont encore à ce jour considérés comme « disparus. » Mais quelques rumeurs supposent que ces six derniers auraient été fusillés au début de l'année 1977, bien que leur corps n'ait jamais été retrouvé ni même rendu.


- Des enlèvements en tout lieu -

Selon la CONADEP (Comisión Nacional sobre la Desaparición de Personas ou Commission nationale sur la disparition de personnes) durant la dernière dictature argentine, 62% des enlèvements se font depuis le domicile familial, 24,6% sur la voie publique, 7% directement sur le lieu de travail, 6% sur le lieu d'études et 62% des enlèvements sont réalisés à la tombée de la nuit. Comme cela a été le cas pendant « La nuit des crayons », la victime est kidnappée par les forces militaires, encagoulée, transportée et internée dans un centre clandestin de détention. Elle est ensuite torturée, parfois même violée, et enfermée dans une petite cellule avec très peu d'eau à sa disposition.

- Des actes de torture multipliés et des viols à outrance -

Pablo Díaz, l'un des quatre survivants de la « Nuit des crayons » expliquera bien plus tard qu'avant sa libération, il aurait demandé au garde s'il était possible pour lui de voir Maria Claudia Falcone, l'étudiante dont il était amoureux : « Il a levé le bandeau que j'avais sur les yeux et nous avons pu discuter. Claudia m'a dit « Merci Pablo pour la force que tu me donnes », je lui ai dit qu'elle devait rester tranquille, qu'ils allaient nous libérer parce que nous n'étions pas des guérilleros, que nous n'avions posé aucune bombe. Je lui ai aussi dit que lorsque nous sortirions nous allions commencer à sortir ensemble. Elle m'a alors répondu ''Pablo, ne me touche pas, ils m'ont violé.'' »

Il rapportera ensuite la manière dont s'était produit son enlèvement : « J'étais en train de dormir et j'ai entendu des bruits, comme s'ils tabassaient la porte. [...] Je les ai vu, ils portaient une cagoule sur la tête. Ils m'ont attrapé et m'ont jeté par terre . [...] Ils m'ont déshabillé [...] Ils m'ont dit qu'ils allaient me torturer pour que je n'oublie pas. Ils m'ont brûlé les lèvres. [...] Quand ils m'ont emmené, ils m'ont dit qu'ils allaient m'apporter la « machine de la vérité » ; je leur ai dit que oui, qu'ils devaient m'emmener à cette machine parce que je pensais que c'était l'une de celles que l'on voit dans les films qui indique lorsque l'on ment. Au final, la machine était la gégène (générateur électrique utilisé comme arme de torture). J'ai senti l'odeur de la viande brûlée quand ils me l'ont appliqué. Ils me demandaient tout le temps de leur donner des noms. Ensuite, un médecin m'a soigné ; je lui ai demandé de l'eau, mais il m'a répondu que s'il m'en donnait, ils allaient être furieux. »

Il prendra également le temps de partager un détail sur la détention de Maria Clara Ciocchini, dont le corps n'a jamais été retrouvé « elle a demandé à l'un des gardes qu'il ne la touche plus, qu'il la tue, mais qu'il ne la touche plus. Elle avait les yeux cachés avec un bandeau qui maintenait des boules de coton devant ses yeux. Avec le temps, elles sentaient le pourri. »


- L'incompréhension subsiste -

Il n'est pas possible d'affirmer que « La nuit des crayons » avait un lien direct avec la manifestation en faveur de la gratuité des transports puisque les avis divergent encore aujourd'hui à ce sujet. Alors que Pablo Díaz, l'un des quatre survivants, affirmait et affirme encore aujourd'hui que leur enlèvement est « une conséquence directe de leur demande », Emilce Moler, quant à elle, expliquera que leur campagne pour réclamer les transports gratuits était trop ancienne pour que les forces militaires s'en prennent ainsi à elle et son groupe. Selon elle, la raison de leur enlèvement serait davantage liée à leur activité militante au sein de l'U.E.S plutôt qu'à cette campagne. Celle-ci ne semblerait donc être qu'un prétexte pour la police afin de pouvoir passer à l'offensive.

Pourtant, même si durant les actes de torture il est fréquent que les forces de l'armée interrogent leurs victimes afin d'obtenir de nouvelles informations, Emilce Moler affirmera que durant ses deux années de détention dans divers centres clandestins de détention, cela n'avait pas été le cas. Non seulement les militaires n'auraient pas tenté de lui soutirer des informations, mais ils n'auraient pas tenté de lui poser de questions à propos de la gratuité des transports.


- Des chiffres accablants et des corps introuvables -

Aujourd'hui, il est impossible d'indiquer avec certitude le nombre victimes et de décès causés par la dernière dictature argentine qui prendra totalement fin en 1983. Toutefois, toute la communauté internationale est parvenue à trouver un accord et a déclaré avoir recensé au minimum 30 000 disparitions. 500 bébés auraient également été volés, certains remis aux militaires argentins ou proches du gouvernement ne pouvant pas avoir d'enfants, et 15 000 personnes auraient été fusillées. De plus, 340 centres clandestins de détention furent découverts dans onze des vingt-trois provinces de l'Argentine.

De nos jours, chaque jeudi à la même heure, et cela depuis 1977, des femmes manifestent sur la Place de Mai à Buenos Aires, un foulard blanc sur la tête, afin de réclamer la vérité sur la disparition de leurs enfants, filles, petits-enfants, mari survenue pendant la dernière dictature argentine. Ces femmes, appelées « Las Madres de la Plaza de Mayo » ou « Les mères de la Place de Mai » sont devenues un véritable symbole de lutte et de persévérance au sein du pays.


Si vous souhaitez en savoir davantage sur « La nuit des crayons », le film « La noche de los lápices » (produit en 1986) retrace la manifestation et l'enlèvement des étudiants militant pour la gratuité des transports. Celui-ci a pu être réalisé grâce au témoignage de Pablo Díaz, l'un des quatre survivants de « La nuit des crayons » lors du procès de la junte militaire. Il est non seulement disponible sur des sites de streaming, mais également sur YouTube !


Article rédigé par Gaëlle


Sources :

La dernière dictature militaire argentine (1976-1983) : La conception du terrorisme d'État | Sciences Po Violence de masse et Résistance - Réseau de recherche

Film : La noche de los lápices (YouTube)

La noche de los lápices - CLACSO

Noche de los lápices: 5 claves para entender qué pasó - El Cronista

Le « Proceso de Reorganizacion Nacional »: retour sur les années de la dictature argentine | Sciences Po Observatoire politique de l'Amérique latine et des Caraïbes

La dictature militaire Argentine de 1976 à 1983 - Les Yeux du Monde (les-yeux-du-monde.fr)

'La noche de los lápices', un testimonio aterrador en el juicio de Buenos Aires | Internacional | EL PAÍS (elpais.com)

Dernière dictature militaire argentine - Qu'était-ce ?, objectifs, répression et plus (histoire-et-art.fr)

Les conséquences de la crise de 1929 en Amérique latine | Lelivrescolaire.fr

Nuit des Crayons : définition de Nuit des Crayons et synonymes de Nuit des Crayons (français) (leparisien.fr)

JORGE RAFAEL VIDELA - Encyclopædia Universalis

L'économie en Argentine - Argentine Info (argentine-info.com)

La Noche de los Lápices: ¿qué ocurrió en Argentina el 16 de septiembre de 1976? | Argentina | derechos humanos | jorge Rafael videla | Historias EC | revtli | RESPUESTAS | EL COMERCIO PERÚ

Image des étudiants disparus

Image de Jorge Rafael Videla, Emilio Eduardo Massera et Orlando Ramón Agosti

Image de Jorge Rafael Videla

Image des "Mères de la Place de Mai"

Image d'une femme faisant partie des "Mères de la Place de Mai"

Image de Jorge Rafael Videla, Emilio Eduardo Massera et Orlando Ramón Agosti

Affiche du film "La nuit des crayons"

Carte de l'Argentine et de La Plata

Carte de Buenos Aires

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